Hello Damien ! La Groupama Race s’est arrêtée plus tôt que prévu pour Blade Runner… Tu peux nous raconter ce qui s’est passé ? 

L’océan ne nous a pas laissé passer ! À moins que ce soit le bateau lui-même qui ait dit “ça suffit vos conneries !”. On pointait en neuvième position sur vingt-trois (d’après nos estimations), à seulement quarante milles nautiques du Grand Passage, quand le safran a rompu à sa base. On venait de parcourir plus de 240 milles sous spi, dans des conditions de rêve. Le vent forcissait et la mer grossissait à mesure qu’on se rapprochait du Grand Passage. On tenait tête à Boudicea, et on avait même Too Farr Out en ligne de mire. En passant le Phare Amédée, ils étaient à nos trousses, et à l’île Ouen, ils ont envoyé leur grand spi asymétrique, bien plus grand que nos voiles, mais peu approprié à l’allure. De notre côté, on a sorti notre arme fatale, le code 0 pour traverser le canal de la Havannah. Ça nous a permis de rester bord à bord avec eux jusqu’à la sortie, puis on a pris un peu d’avance sur la côte Est. Eux ont eu un souci de point d’amure, et nous on a pu filer et les distancer. 

La nuit s’est déroulée parfaitement, tambour battant, et au matin, même sans connexion, on a pu capter un petit signal AIS derrière nous. On ne savait pas de qui il s’agissait, on spéculait. Pour nous, ce n’était pas Boudicea, c’était forcément Too Farr Out qu’on avait réussi à distancer dans la nuit. En récupérant un peu de réseau vers Ouvéa, la confirmation tombait. On était devant Too Farr Out. Gros coup de boost à bord avec cette bonne nouvelle, fruit de nos efforts. 

Vers 160° du vent, tribord amure, vingt-cinq nœuds établis, une mer bien formée, GV haute, spi symétrique… On filait à plus de neuf nœuds constants et chaque vague nous poussait à plus de douze nœuds. On a même battu le record du bateau avec plus de quatorze nœuds. Et puis, d’un coup, une vague nous a saisi et nous a propulsé dans un surf que j’ai senti anormalement rapide. Et là, c’était le drame. C’était violent, et le vécu de chacun nous a permis de réécrire le moment. Le bateau était pratiquement couché, moi je vois dix-sept nœuds sur le GPS, un autre voit le winch de hiloire sous l’eau. Je n’ai pas pu corriger la trajectoire, je ne sais même pas si le safran était dans l’eau ou dans les airs. C’est à ce moment-là que j’ai entendu un bruit, un déchirement, pas métallique comme notre avarie d’avril, non, un craquement fibre/bois. À ce moment-là, je savais que c’était fini. On a récupéré le spi proprement pour ne pas empirer les choses. L’équipage a été efficace car on a l’habitude des cascades… mais pas à ce point. La course était terminée pour nous. On a démarré le moteur et grée le safran de secours. Il nous paraissait si encombrant à bord, mais il est vite devenu notre salut. On a tracé nos options de repli et on a choisi l’option soixante milles face aux éléments. 

En route, on a entendu par la VHF le déroulé du sauvetage de Rushour et ça nous a fait relativiser. Notre situation n’était pas simple, mais on a géré et on est tous là. Le trajet jusqu’à Koumac, c’était du slalom entre îlots et récifs. Épuisant, mais on y est arrivés. J’adore le nord, tout le monde est serviable. Le bateau paraissait minuscule à côté des pêcheurs du coin, mais on a été accueillis comme des cousins. Glacière, pare-battage, coups de main, promesses de veiller sur Blade Runner jusqu’à notre retour. On est repartis en car, un baptême pour la plupart. L’aventure a pris une tournure inattendue pour nous, mais ne t’inquiète pas petit bateau bleu, on viendra vite te chercher. 

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Avec un peu de recul, quel goût a laissé la course à l’équipage ? 

Un petit goût amer je dirais. D’abord un sacré ascenseur émotionnel, en fait. On était super bien positionnés, hyper contents de nous, devant nos concurrents directs, exactement là où on voulait être. Assez au large, dans le lit du vent, en route directe vers le Grand Passage, qu’on s’apprêtait à atteindre avec douze heures d’avance sur notre meilleur scénario. Mais visiblement, on a trop tiré sur la monture, et on l’a payé cash. Aujourd’hui, la course est terminée, les tivolis sont repliés, les bateaux à quai, les voiles rincées, les équipages satisfaits, mais pas nous. Ni satisfaits, ni reposés, parce que pour nous, ce n’est pas fini. Je suis encore en course. J’avais naïvement dit à Amélie, ma compagne, que, promis, une fois la course passée, je pourrais me reposer un peu et me consacrer un peu plus à ma famille. Eh bien, c’est fichu. C’est même pire, car le bateau n’est pas là. La dépense n’était pas prévue, et la casse est majeure, à la limite de ce qu’on peut réparer seuls. On va avoir besoin d’un coup de main. Heureusement, la Calédonie regorge de bonnes âmes et de talents ; on a donc ouvert une cagnotte Leetchi

Mais malgré ça, on a pris un plaisir fou sur la première moitié de course. Tellement que j’ai dû tempérer les ardeurs des matelots qui en demandaient toujours plus à la machine ! Finalement pas tant que ça, parce que quand ça a cassé, c’était moi qui barrais. Et l’équipage a très bien réagi d’un point de vue opérationnel. Pas d’esclandre, chacun a spontanément fait ce qu’il fallait de là où il se trouvait. Je revois Charlotte tirer Jérémie de sa couchette. Et lui, en bon marin, surgir sur le pont en deux/deux, en tenue de rigueur : slip et gilet de sauvetage. Orane a sauvé le spi, qui flottait dans le vent, et très vite, on a installé le gouvernail de secours. Celui qu’on trouve trop encombrant toute l’année dans le carré, eh bien on ne se plaindra plus jamais de l’avoir. 

Je n’ai pas le souvenir d’avoir distribué beaucoup de consignes dans le capharnaüm qui régnait. J’ai juste orchestré ce que chacun faisait déjà naturellement. Cette fluidité, c’est le fruit de nos entraînements, mais surtout de tout le temps passé ensemble à se découvrir, s’apprendre et s’entendre. Émotionnellement, une fois le problème géré et en route vers le lagon, j’ai ressenti et vu sur les visages de mes équipiers, une vraie déception. Personne n’a craqué, mais oui, on avait abandonné.  

groupama race
Jérémie, cette fois pas en slip et gilet de sauvetage © Gwenaëlle Ginot-Seux

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Et maintenant, c’est quoi la suite pour Blade Runner ? 

Pour rester dans l’action, on va s’occuper du gouvernail de secours. Il a super bien bossé, bien au-delà de ce qu’on aurait cru possible, alors on va le soigner ! Avec les enfants et un coup de main de Steeve, on dessine, on découpe, on stratifie déjà. Mais la pièce maîtresse, le chef d’œuvre de cette réparation, c’est un nouveau vrai gouvernail. Alors on en parle, on montre les dégâts et le moignon de safran aux camarades du CNC, et on consulte pour savoir quoi faire, comment et avec qui. Je n’irais pas jusqu’à dire que je suis content, mais c’est un peu l’aventure qui continue, et du savoir-faire qui se profile à l’horizon. 

Antoine bosse même déjà sur les meilleurs profils. On découvre un tissu d’intervenants dont nous ignorions l’existence ; architectes navals, fournisseurs improbables, idées farfelues, et même un shaper de planches de surf au fond de son garage qui serait partant pour nous filer un coup de main. Je sais déjà que le bateau ne sera pas prêt pour la régate de fin juillet. Ce sera l’occasion pour l’équipage et moi de naviguer sur d’autres bateaux du CNC, voir comment ils naviguent, apprendre. J’espère qu’ils nous laisseront arborer nos couleurs sur leurs bateaux. 

Quand Blade Runner sera prêt, on se mettra en stand-by météo pour choisir la meilleure opportunité de retour à Nouméa. On ne va pas s’imposer de prendre le vent dans le nez alors qu’on a le luxe de pouvoir attendre un bon portant. Après dix-huit heures de moteur pour rejoindre le lagon, je n’avais pas envie de refaire la GR27 avec Blade Runner. Sentiment vite évincé en franchissant la passe de Balade puis en débriefant le fil des événements. On a pêché par optimisme et excès d’engagement, mais on a bien géré. Et la prochaine fois, ça le fera. On verra si c’est en 2027, on verra si c’est Blade Runner, on verra combien on sera ; mais oui, il y en aura d’autres des courses. D’ici là, on va finir le challenge annuel, puis le championnat des croiseurs de Nouvelle-Calédonie. Et il y a même le grand retour de la Blue Scope Race (downwind Amédée → Nouméa), où on compte bien se démarquer. Pas en finissant les premiers, mais en arrivant les premiers au Phare Amédée, la veille, pour une fiesta mémorable avant la course. Le rendez-vous est pris ! 

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