Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de rencontrer un « vrai » Robinson Crusoé ! La rédac’ a eu cette chance, en la personne de Matthieu Juncker. Biologiste marin de formation et ayant eu mille vies professionnelles, il se prépare à vivre une expérience hors norme en s’isolant pendant au moins 200 jours, en totale autonomie, sur un atoll des Tuamotu pour étudier les Titis. Son nom de projet est tout trouvé : « À contre-courant » ! Partez à la rencontre de cet homme, amoureux des lagons et de ses habitants, qui s’engage dans une expédition scientifique inédite, en totale immersion.
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Bonjour Matthieu et bienvenue sur NeOcean ! Pas trop dur de nager à contre-courant ? 😉
Bonjour NeOcean ! Je pense effectivement qu’on se fatigue beaucoup à nager face à un courant. C’est d’ailleurs souvent déconseillé ! En revanche, prendre le contre-courant, c’est un chemin qui est parallèle à la veine principale de courant et qui permet de remonter à la source. Je tiens bon, c’est que le début !
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Est-ce que tu peux commencer par te présenter à nos lecteurs ?
Commençons par le début : je m’appelle Matthieu Juncker, et ce que j’aime depuis toujours c’est la vie sauvage. Observer la faune sauvage m’est vraiment très cher. Je suis aussi passionné d’images, et en particulier de photographie sous-marine. Ce sont des domaines que j’exerce depuis une vingtaine d’années pour mon plaisir, de manière professionnelle aussi, mais ce sont avant tout des passions. En fait, j’aime beaucoup observer, que ce soit un paysage, un écosystème, des organismes et rapporter un témoignage grâce à l’image. C’est un peu ce qui a dicté aussi mes pas tout au long de ces années.
J’ai eu la chance de savoir dès mon plus jeune âge que je voulais faire de la biologie marine. À 10 ans je voulais déjà être océanographe. J’ai fait mes études supérieures en métropole puis je suis parti à Moorea pour faire mon Master 2. Un vrai coup de foudre pour la Polynésie, tant pour les gens que pour les paysages… Je l’ai vécu comme une sorte de confirmation que toutes mes études trouvaient leur sens dans ces milieux magnifiques.
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Tu es un peu monsieur « touche à tout » dans le domaine de l’environnement marin. Parle nous de ton parcours professionnel. Qu’est-ce qui te motive dans ton travail ?
De cette première expérience, j’ai commencé une thèse de biologie marine à Wallis et Futuna en 2002. Cette thèse était encadrée par l’université de la Nouvelle-Calédonie. J’ai passé trois ans sur ce territoire, à faire de la recherche et à piloter les missions que nous organisions avec le service de l’environnement. J’avais 25 ans, c’était une première expérience vraiment chouette. Puis je suis allé en Nouvelle-Calédonie pour rédiger ma thèse que j’ai soutenu à Nouméa en 2005.
Par la suite, j’ai travaillé comme consultant à la CPS sur un des premiers programmes environnementaux régionale sur la mer qui s’appelait le CRISP. J’ai touché un peu à tout, notamment sur la problématique des pêcheries de requins dans les îles du Pacifique, sur les pressions et menaces sur les littoraux avec le WWF (aquaculture, l’érosion liée à la mine, incendie, agriculture)… Des sujets très transversaux. J’ai travaillé aussi avec l’ADECAL dans les trois provinces. J’aimais bien le fait de travailler pour des collectivités, je trouve que c’est important de les aider à avoir les informations afin de prendre les meilleures décisions possibles pour le pays.
J’ai participé à la descriptions de pêcheries sur le Tazard du lagon avec l’IRD. De l’Île des Pins jusqu’à Belèp, en passant par les îles Loyauté. La pêche est un point qui rassemble tous les Calédoniens et ça m’a permis de rencontrer beaucoup de gens et d’en apprendre plus sur mon environnement.
Puis, j’ai été recruté en 2009 comme directeur de l’Observatoire de l’Environnement en Nouvelle-Calédonie (OEIL) et nous avons débuté cette belle aventure de cette structure. Il y avait tout à construire, recruter une équipe, un conseil scientifique, animer un réseau… Une superbe expérience ! Pendant dix ans, j’ai travaillé pour l’OEIL et j’ai adoré cette aventure car elle regroupait toutes mes convictions : de l’observation, et délivrer une information objective à communiquer aux communautés locales, à la société civile et aux décideurs.
Puis en 2019, je suis entré à la Communauté du Pacifique (CPS) pour travailler pour le projet PROTEGE qui porte sur les pêches côtières sur trois territoires : la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis-et-Futuna. J’avais l’impression de revenir à mes premières amours. J’ai pu ainsi travailler sur la gestion des ressources marines à l’échelle des territoires.
Je suis animé par cette envie depuis tout petit de préserver autant que possible notre planète. Je ne voulais pas bosser avec des opérateurs privés mais plutôt contribuer à faire des diagnostics sur nos ressources. « À contre-courant » est un projet qui s’est construit sur le long terme.
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Et maintenant, tu te lances dans le projet « À contre-courant » ? Peux-tu nous expliquer la genèse de ce projet ?
« À contre-courant » a des racines multiples. J’ai trois motivations principales : d’abord, c’est un rêve de gamin, un amour sincère pour Robinson Crusoé. Ensuite, il y a cette passion pour l’observation, en moi depuis toujours, que j’ai vraiment besoin d’assouvir car elle est insatiable. Le troisième point est la volonté de participer à un témoignage scientifique, celui de montrer l’état de l’environnement pour inciter au changement. Le but n’est pas de créer de l’anxiété, je pense qu’il y en a assez autour de nous. Au contraire, c’est de décrire une île extraordinaire mais sujette à des pressions. C’est d’encourager à l’action, à changer nos comportements.
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Concrètement, quel est le but de ce projet ? Pourquoi faire cette expérience « extrême » ?
Dans deux mois, je pars pendant huit mois vivre seul, sur un atoll des Tuamotu. Le projet est construit sur l’observation des oiseaux terrestres, les Titis, emblématiques de ce milieu particulier. En fait, je compte me mettre délibérément dans une position inconfortable pour étudier les conditions de vie du Titi et de vivre comme lui, les aléas climatiques, une tempête, une forte houle…. C’est une manière pour moi de prendre conscience de notre propre vulnérabilité face aux éléments.
Même si c’est un projet un peu plus personnel dans sa démarche, il y a aussi des débouchés professionnels et scientifiques. Je suis accompagné par l’IRD et le but est d’étudier la population de Titis – considérés comme menacés d’extinction – le nombre d’individus, sa manière de vivre, son écologie, les pressions et menaces qui s’exercent sur lui, l’état de son habitat, et l’impact par exemple de l’érosion sur lui. Par le prisme du Titi, c’est tout un écosystème que j’étudie.
D’une certaine manière, j’avais besoin d’apporter un témoignage sur ce genre d’environnement, sans le dramatiser pour autant. Cet atoll des Tuamotu est vierge, en tout cas éloigné des activités humaines et en même temps, il subit des pressions et des menaces immédiates et à venir. Faire ce constat porte sur mon moral, particulièrement l’inaction attenante.
J’ai développé ce sentiment que ce changement doit passer par un engagement personnel. Le projet propose de renouer avec l’essentiel, de vivre avec les éléments, « à contre-courant » d’une société ultra connectée et parfois déconnectée de la nature. Comment pourrais-je, dans quelques années, regarder mes filles droit dans les yeux et leur dire qu’on savait mais qu’on n’a rien fait. Je n’ai rien à prouver à personne. Je suis libre, indépendant dans ce projet. J’ai bien conscience que cela va être vraiment dur et au-delà des aspects techniques, Il faudra que j’apprivoise une grande solitude…
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Comment on se prépare à vivre cette expérience hors du commun ? As-tu des appréhensions ?
Je ne pars pas sans rien et sans préparation, ça c’est clair ! On ne peut pas partir huit mois comme ça. Je ne suis pas dans une aventure « survivaliste » mais bien dans une démarche scientifique et d’introspection. Ce projet, je ne le fais pas seul, au contraire. Il y a des amis, la famille et des gens qui m’accompagnent dans ma préparation, dans ma formation aussi.
J’y vais avec du matériel pour pouvoir documenter mes semaines d’observation et pour vivre. Certes de façon précaire mais je pars avec des matériaux pour construire mon abri, des caméras pour filmer et des appareils photos donc des panneaux solaires, mais aussi un dessalinisateur d’eau, un peu de riz et des outils pour bricoler, récupérer l’eau de pluie et cuisiner… Bref, je vais vivre de manière très sobre mais sans pour autant aller au-devant de tous les problèmes.
Je suis parti à deux reprises sur l’atoll en 2023 pour comprendre la flore locale aussi, au cas où j’ai besoin de me soigner mais aussi pour voir comment me nourrir avec les ressources sur place. Et puis j’embarque avec moi aussi un kayak à voile pour pouvoir faire le tour du lagon qui est grand de 600 kilomètres carrés ! Je vais pouvoir réaliser quelques campagnes d’études et bivouaquer sur les autres îlots de l’atoll située à quelques heures de navigation. Je veux faire partie du décor, je veux le moins que possible déranger la faune.
Quand on se prépare pour ce genre de projet, il y a forcément des appréhensions. J’ai déjà eu des expériences mais là on parle de huit mois seul, avec le minimum pour survivre. On passe sur un autre niveau de précarité et de vulnérabilité ! Heureusement que je sais déjà faire pas mal de choses, débourrer la coco, la chasse sous-marine…. Mais je ne connais pas tous les poissons gratteux là-bas – qui ne sont pas les mêmes que sur le Caillou… Bref, le plus dur ce sera la solitude je pense ! 200 à 250 jours seul, voilà l’épreuve !
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À quoi penses-tu quand on parle de l’océan ?
C’est avant tout un sentiment de fusion avec l’océan. C’est l’aspect immersif, de son corps dans l’eau. Ce n’est pas tant d’être sur l’océan que d’être sous la surface. C’est un côté charnel, tactile. Je me sens bien quand je suis dans l’eau, dans le lagon plus particulièrement. Il y a un côté très introspectif à chaque fois, des sensations physiques : la pression ressentie, les bruits un peu sourds, les jeux de lumière sous les paupières fermées… Et puis quand on ouvre les yeux : waou ! C’est impressionnant de vie ! Cette richesse, cette biodiversité, ces couleurs, ces formes, ces espèces, c’est quand même fou. Pour moi, l’océan, c’est à la fois ce bien-être et en même temps cette extraordinaire diversité.
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Un dernier message ou une dernière info à faire passer à nos lecteurs ? 🙂
On porte tous en soi une île. C’est un espace qui fait rêver, il y a une part de fantasme global. Je pense que c’est cet aspect du rêve qui m’anime et qui a toujours été un fil rouge dans ma vie. J’espère que cela peut en inspirer certains ! Chacun son parcours et il n’y a pas vocation pour moi qu’on me prenne en modèle. Mais si la réalisation de ce rêve de gamin peut inciter mes amis, le grand public à imaginer LEUR rêve accessible et le réaliser… Quel que soit le temps que ça prenne. L’idée c’est de se donner un but, de garder le cap. On dit souvent que ce n’est pas tant la destination que le chemin qui est intéressant… C’est déjà du bonheur en barre, j’ai hâte d’y être !
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