Dans une baie fréquentée de Nouméa, tandis que les créatures marines vivent paisiblement leur existence, un groupe de super-héroïnes pas comme les autres émerge, plongeant dans le bleu du lagon, armées de leurs appareils photo. Ces intrépides plongeuses ont échangé leurs capes contre des palmes et arborent un masque de plongée plutôt qu’un masque héroïque. Leur super-pouvoir ? La photo-identification sous l’eau des espèces marines qui peuplent la Baie des Citrons. Nous les appelons les Fantastic Grand Mothers !

Ou en français, les Fantastiques Grand-Mères. Non, il ne s’agit pas du dernier épisode de la saga Marvel, mais bien du groupe de retraitées le plus célèbre du Caillou. Nous avons rencontré l’une d’entre elles, Aline Guémas, sur son terrain d’exploration, à la Baie des Citrons. Cette adepte du PMT – Palmes-Masque-Tuba – et passionnée de biodiversité marine nous a dévoilé l’origine de leur surnom ainsi que leurs actions au sein de ce groupe ! Avec un humour salé et sans détour, plongez dans l’univers d’Aline Guémas.

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Bonjour Aline et bienvenue sur NeOcean ! Alors en tant que Grand-Mère Fantastique, quel est ton pouvoir magique ? 😉

Bonjour NeOcean et merci de me rencontrer ! En fait, je n’ai pas de pouvoir magique… Je suis simplement une grand-mère qui fait partie d’un groupe surnommé « Fantastic Grand Mothers ». Je suis surtout une passionnée de l’océan et de la biodiversité qui y règne : c’est ça ma super-force !

Les “Grand Mothers” les plus célébres du Caillou en tenue de super-héroïne du lagon © Stéphan Péretti

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Plus sérieusement, les Fantastic Grand Mothers sont connues de tous en Nouvelle-Calédonie. Peux-tu nous raconter l’histoire de votre groupe et nous parler de ses membres ?

Il y a six ans, le docteur Claire Goiran m’a demandé de participer à une campagne sur l’étude des serpents marins. Le but était de collecter des serpents, de les emmener à l’Aquarium du lagon, de les peser, de les mesurer, de prendre des petites écailles pour l’ADN dans le but de mieux les connaître. Ces actions étaient menées en collaboration avec un chercheur australien qui s’appelle Rick Shine qui travaillait déjà sur la Baie des Citrons depuis quinze ans environ.

J’avais quelques copines avec qui je nageais, Monique Mazière, Monique Zannier et je leur ai proposé de participer aussi. Claire a fait de même de son côté. C’est ainsi que le groupe s’est formé. Nous sommes sept grands-mères. Toutes sont très actives et âgées de 65 à 78 ans.

Rick Shine venait chaque année pour étudier les serpents de la « Baie D » avec Claire. Nous avons donc continué son travail sur la photo-identification des serpents. Il a été incroyablement surpris par les résultats qu’il a pu obtenir grâce à notre aide. Il avait en effet accès à plus de contenu car nous plongions tous les jours et nous étions sept ! Cela lui permettait de faire des analyses plus fines et plus précises. C’est lui qui nous a surnommées les « Fantastic Grand Mothers », les « FGM ».

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Les fameuses rayures du tricot local ! © Aline Guémas

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Vous travaillez donc sur l’identification des serpents marins à la Baie Des Citrons. Comment en es-tu arrivée là ? Cette activité a-t-elle un rapport avec ton parcours professionnel ?  

© Aline Guémas

Mon parcours professionnel n’a rien à voir avec cette activité puisque je suis une ancienne employée de banque, reconvertie en mère au foyer. Je n’y connaissais absolument rien aux serpents marins et pis, j’en avais peur comme la plupart des gens. C’est grâce à Claire que j’ai appris à les connaître, à comprendre comment ils fonctionnaient et c’est devenu une passion. Surtout pour les « Hydrophis major », les « Hydrophis coggeri », les « Hydrophis Ornatus » : ils sont tous différents. L’Hydrophis major est un grand serpent marin qui est venimeux mais qui ne mange que des poissons-chats. Il est donc inoffensif pour l’homme – sauf si on l’agresse bien évidemment…

Depuis 2017-2018, quand nous avons commencé à vraiment identifier les hydrophis major à la Baie D, nous en avons répertorié à peu près 290. Ils sont vraiment nombreux et si nous sommes capables de les connaître, c’est grâce à la photo-identification. Cette catégorie de serpents marins n’était pas étudiée auparavant. Claire se concentrait sur une autre espèce mais grâce à notre action, nous avons pu élargir le champ des recherches.

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Qu’est-ce qui te plaît dans ces recherches d’identification ? À quoi servent-elles et par qui sont-elles utilisées ?

Ce qui me plaît, c’est de pouvoir aider les chercheurs par la photo-identification. C’est très intéressant pour moi qui ne connais pas vraiment le milieu de la recherche en science marine. En effet, j’apprends beaucoup au contact des chercheurs et je suis heureuse de pouvoir participer et aider. Claire Goiran et Rick Shine publient dans des revues scientifiques chacun de leur côté, françaises et australiennes.

Et puis, nous assistons aussi à des scènes insolites et rares : un jour j’ai vu un hydrophis major attraper un poisson-chat et j’ai pu le prendre en photo et en vidéo ! Je me régale d’apprendre autant et je me sens chanceuse de pouvoir prendre part à cela.

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Un cliché exceptionnel ! © Aline Guémas

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Les serpents sont-ils les seuls à se faire tirer le portrait par les FGM ? Êtes-vous seulement sur la Baie des Citrons ?

Les Grand Mothers sont à 90% sur la Baie Des Citrons puisque c’est une baie qui est très calme et sur laquelle nous pouvons travailler. De temps en temps – mais très rarement – nous allons sur l’Anse Vata. Nous travaillons également avec Tyffen Read sur les tortues marines. Nos photos lui ont permis de comprendre que des tortues marines s’étaient sédentarisées à la Baie Des Citrons depuis des années. Elles ne peuvent d’ailleurs pas vivre ailleurs qu’ici, c’est leur site de nourrissage et d’habitation. Si bien qu’il y a des tortues qui vivent uniquement au Nord de la Baie D et d’autres qui vivent exclusivement au sud. C’est leur lieu d’attache.

Pour identifier les tortues, nous devons prendre des photos du côté droit et gauche de leur tête. Ce n’est pas de la carapace comme on pourrait le penser. Chaque écaille est différente et donc nous devons prendre soin de photographier les deux côtés. Grâce à une application nommée TORSOOI, Tyffen va ensuite traiter nos photos et identifier les tortues afin de mieux les connaître.

Depuis dix ans environ, nous travaillons aussi avec l’Aquarium du lagon sur les pontes des requins-léopards. Dès que la ponte commence, nous prévenons l’Aquarium qui vient prendre les œufs pour les mettre à incuber. Lorsque les bébés naissent, l’Aquarium les relâche à la mer, quelques mois plus tard. Cette action permet de préserver l’espèce et de mieux suivre ses individus grâce à une balise.

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Une des copines à carapaces des FGM avec Nemo qui squatte ! © Aline Guémas

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Avec la fermeture des plages à Nouméa, vous êtes doublement à la retraire… Qu’en est-il de vos recherches ? Est-ce que vous continuez vos identifications ailleurs ?

Malheureusement, avec la fermeture des plages, nos études sont à l’arrêt complet ! Nous n’avons plus aucune donnée depuis le mois de février, que ce soit sur les serpents ou sur les tortues. Qui plus est, la saison de la ponte des requins léopards est, elle aussi compromise, puisqu’elle va débuter le mois prochain. Nous ne pourrons pas faire nos observations habituelles et donc localiser les œufs. C’est vraiment inquiétant pour la survie des l’espèce dans le lagon…

De temps en temps, nous allons sur l’îlot Signal ou au Phare Amédée. Mais cela reste à la marge car les FGM n’ont pas de bateau. Nous n’avons que nos palmes, masques, tubas et appareils photo. De plus, les tortues ne sont pas les mêmes donc pour faire un suivi des espèces à la Baie D, c’est vraiment problématique. À Signal, on ne voit pas d’hydrophis major, ce qui est d’ailleurs surprenant et en même temps intéressant pour les études et les chercheurs. Chaque site est particulier. Les tortues sur l’Anse Vata restent sur l’Anse Vata. On ne les voit que très rarement sur la Baie des Citrons. Pour le moment, nous restons donc hors de l’eau. Pour le moment…

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Avec la pose d’un filet anti-requin à la fin de l’année, penses-tu que vos recherches pourront reprendre normalement ? Retrouverez-vous tous vos compagnons rayés et ceux à carapace ?

Les études ne pourront pas reprendre « normalement » si nous n’avons pas la possibilité d’aller ailleurs que dans la zone fermée. Le filet anti-requin, tel qu’ils l’ont pensé, va englober 80% de la Baie Des Citrons. De plus, il est prévu d’expulser les tortues du côté Sud, en dehors du filet. Je le rappelle encore une fois : ces tortues ne pourront pas vivre ailleurs car leur zone d’habitation et de nourrissage sont dans les zones visées par des restrictions.  

Quant aux serpents marins, il va forcément y avoir un déséquilibre de l’écosystème et donc des conséquences certaines. La présence de tortues a un impact sur les algues coralliennes. De même que la présence de serpents, de raies ou de tout autre animaux marins présents sur le site. Chacun a son rôle. À partir du moment où on va expulser des sujets, le déséquilibre va se faire et peut-être que les serpents marins ne viendront plus ici…

Concernant les requins léopards, les femelles viennent pondre ici depuis des années ! Elles ont leur massif à elles, c’est au même endroit chaque année. Finalement, c’est un peu leur maternité. Que va-t-il se passer avec ce filet anti-requin ? Ces animaux n’auront plus accès à leur zone et nous, nous ne pourrons plus aller les observer dans le côté sud. Nous ne pourrons plus prévenir l’Aquarium pour les œufs et les chercheurs auront des résultats biaisés et incomplets. Beaucoup de choses vont être impactées à cause de cette installation. Il faut laisser le côté Sud libre.

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On vous associe souvent toutes ensemble. Partagez-vous d’autres loisirs ensemble ?

Les FGM sont devenues un groupe très soudé depuis 2017, date de la première campagne de collecte de serpents. Certaines pratiquent la gym et le yoga en plus de la natation et du PMT. Nos liens vont aussi au-delà de la pratique sportive ! Nous nous retrouvons régulièrement autour d’un thé ou d’un dîner. Parce que nous sommes avant tout très solidaires. Lorsque l’une ou l’autre a un moment de faiblesse, les autres sont là pour l’aider. Je trouve cette solidarité fantastique. C’est une belle amitié qui est née. Il me faut les citer : Monique Mazière, Monique Zannier, Sylvie Hébert, Geneviève Briançon, Marilyn Sarrochi et Catherine Lebouteiller.

Les FGM et la « BOSS » prenant le thé © Aline Guémas

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Tu es/étais tous les jours dans l’eau. D’où te vient cette passion de l’océan ? Envisages-tu un jour sans baignade ?

Je ne l’envisageais absolument pas jusqu’à ce que cet arrêté soit pris ! D’ailleurs, ce n’est pas simplement « se baigner » ; c’est « nager », se retrouver au milieu d’une faune aquatique qui apaise. Pour moi, la mer c’est une thérapie.

Ne plus pouvoir aller observer ce milieu que je connais si bien est pour moi un déchirement. C’est aussi un gros problème pour ma santé physique et mentale. La Baie des Citrons est un lieu unique, à portée de palmes et c’est un endroit où il est possible d’observer des merveilles sans dépenser d’argent, sans être tenu par un bateau. Il y a une vie incroyable et une biodiversité exceptionnelle qu’on néglige par cette pose de filet anti-requin. C’est très grave !

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Un dernier mot pour la route ? 

Pour aller avec ce que je viens de dire ; je pense sincèrement que les bienfaits de la mer sur le corps et l’esprit sont les meilleurs traitements au monde. Libérons son accès, ne l’emprisonnons pas. La mer, c’est la vie.

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