Dans les coulisses de la filière crevetticole, il y a ceux qui élèvent, ceux qui transforment, et ceux qui nourrissent. Au cœur de cette mission stratégique, la SICA fabrique l’aliment qui permet à la célèbre Stylirostris, notre crevette bleueaussi délicate qu’une Formule 1, de grandir dans les meilleures conditions. La rédac’ a donc rencontré Dominique Vouille, directeur général de la SICA et fin connaisseur de cette espèce aussi précieuse qu’exigeante. Entre histoire de la filière, choix des matières premières, innovations discrètes mais décisives et vision pour l’avenir, il nous raconte les coulisses d’un métier souvent méconnu, mais pourtant essentiel, celui de provendier.
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Bonjour Dominique, et bienvenue sur NeOcean ! Pour commencer, peux-tu te présenter et nous raconter en quelques mots comment tu es arrivé à la tête de la SICA ?
Je suis ingénieur agroalimentaire et j’ai d’abord fait beaucoup de recherche et développement dans les produits de la mer en France. Ensuite, je suis venu directement en Nouvelle-Calédonie pour prendre la direction industrielle des usines de la SOPAC ; d’abord l’usine de Nouville, puis la construction et l’exploitation de celle de Koné en 2005. Par la suite, la SOFINOR qui investissait notablement dans des fermes aquacoles, a stratégiquement racheté à Goodman Fielder une entité de fabrication d’aliments qui produisait notamment pour l’alimentation des élevages de crevette, pour les porcs, l’aviculture, les bovins et autres élevages en Calédonie. La SICA est en réalité une vieille société née en 1981. C’est lors de son rachat en 2007, que l’on m’a confié la direction générale après six ans de carrière à la SOPAC, en relation très proche avec l’ensemble des aquaculteurs. Durant mon parcours, j’avais déjà travaillé sur la congélation, le tri et le conditionnement de la crevette, et j’avais été en contact avec le gros client japonais Godak qui, en dépit d’importantes exigences qualitatives, adore notre crevette. J’avais pu constater à quel point cette Stylirostris était une espèce exceptionnelle : goût, acides aminés, croquant… En réalité, elle a des qualités que les autres crevettes n’ont pas. Elle est difficile à élever, mais elle est excellente, et exceptionnelle sur le marché du sashimi notamment.
Pour la SOFINOR, dont le pôle agroalimentaire investissait dans les fermes aquacoles avant 2014, c’était essentiel de maîtriser aussi l’aliment. Comme le même groupe possédait des fermes et une usine d’aliment, la priorité était d’atteindre un niveau de qualité et de performance élevé. À partir de là, on a cherché à devenir les meilleurs. On a mené un travail permanent de développement, jusqu’à changer totalement la ligne de fabrication de l’aliment crevette en 2011 et 2016, en s’inspirant des meilleures pratiques mondiales. L’agence rurale (l’ERPA à l’époque) avait fait venir de nombreux experts en aquaculture, élevage, transformation et nutrition ; qui avaient émis des recommandations, notamment sur la finesse du broyage pour que la crevette puisse valoriser au maximum les nutriments de l’aliment et de la ration. Il fallait que ce soient des matières premières de très bonne qualité, broyées très finement, très bien mélangées et très bien contrôlées. La nutrition compte, mais la manière de fabriquer l’aliment est également déterminante.

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Concrètement qu’est-ce que la SICA est quel rôle joue-t-elle dans la filière aquacole en Nouvelle-Calédonie ?
Il faut comprendre que la SICA s’inscrit dans une démarche durable et d’autosuffisance de la Nouvelle-Calédonie. Le cahier des charges de la SOPAC, l’emploi local et la nécessité de produire au bon moment imposent que nous soyons prêts quand les éleveurs ont besoin d’aliment pour satisfaire leurs élevages. On doit être réactifs et répondre à leurs attentes. Notre rôle, c’est de fournir l’aliment adapté à la Stylirostris, et le meilleur possible. On se remet en question chaque année. Les aquaculteurs regardent toujours ce qui se fait ailleurs, où certains obtiennent de meilleures performances. Donc, notre objectif, c’est toujours d’apporter du nouveau, de se comparer avec d’autres fabricants et de proposer un aliment performant, compétitif et adapté à la Styli.
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Qu’est-ce qui distingue les aliments produits localement de ceux qu’on pourrait importer ?
À l’extérieur, les aliments sont destinés à d’autres espèces de crevettes, beaucoup plus faciles à nourrir. Ces crevettes-là consomment des aliments très riches en matières premières très végétales et au demeurant assez simples à fabriquer économiquement. La Stylirostris, elle, est différente. Elle est plutôt carnivore, avec des besoins importants en oxygène, en protéines et de surcroit d’origine marine plutôt que végétale. Elle a donc une formulation très spécifique.
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C’est quoi, concrètement, « fabriquer à manger » pour les crevettes ?
Ce qui est déterminant, c’est l’approvisionnement en bonnes matières premières. Dans un aliment crevette, on met un peu de végétal, du blé, avec suffisamment de gluten pour maintenir le granulé dans l’eau, le temps que la crevette vienne le manger. On importe aussi des protéines végétales, comme le soja, mais uniquement sans OGM et certifié sans déforestation. Et ensuite, il faut des matières premières adaptées à la Stylirostris, c’est-à-dire des produits de la mer issues de farines de poissons après filetage pour la consommation humaines, des farines de calamars géants ou d’autres sources d’origines variées pour couvrir l’ensemble des besoins en acides aminés. Ce n’est pas n’importe quelle farine de poisson, elle doit être de qualité Superprime, une stratégie essentielle pour la qualité de l’aliment.


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Comment travaillez-vous à rendre l’alimentation des crevettes plus durable ?
On s’inscrit complètement dans les exigences du label ASC, que la SOPAC vise pour vendre ses crevettes sur des marchés qui demandent une production durable. Pour répondre à ce cahier des charges, nous nous approvisionnons depuis plusieurs années en matières premières durables. Tout ce qui n’est pas consommé par l’homme sert à faire des farines, ce sont ces coproduits que nous utilisons. On peut aussi intégrer des calamars, qui sont souvent considérés comme des espèces invasives. Et puis il y a une R&D permanente. L’objectif est de diminuer la part des farines de poisson, qui sont chères et très demandées, tout en maintenant les performances zootechniques de l’aliment au grossissement des crevettes d’élevage. Il faut que ce soit durable, très digestible afin d’en utiliser moins pour produire un kilo de crevettes, et ainsi garantir une production vertueuse
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Avec l’UPRA Crevette nous avions parlé de sélection génétique, la SICA adapte-t-elle aussi les formules d’aliments ?
Oui ! Depuis toujours, on adapte nos formules en fonction de l’âge de la crevette et leurs besoins nutritionnels. On sait faire cela, y compris pour les géniteurs, qui sont la clé de la sélection génétique. Il faut des « papas et des mamans » productifs, et ils ont besoin d’une alimentation plus riche. On fabrique selon nos connaissances scientifiques, mais aussi selon les besoins spécifiques exprimés par les éleveurs. On travaille avec l’Ifremer, des nutritionnistes, et on peut faire du sur-mesure si un aquaculteur ou un centre de recherche veut tester une matière première particulière, comme une protéase ou un additif pour aider à la digestion ou à la performance. Un bon aliment doit permettre une croissance rapide, mais aussi être appétant : il faut que la crevette sente l’aliment et ait envie de le manger. Il doit se tenir dans l’eau et l’attirer, ce sont des critères très importants.


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Entre exigences économiques et contraintes environnementales, quelles sont aujourd’hui vos plus grandes difficultés ?
La contrainte économique, on l’a toujours eue ! Pour faire de la qualité, il faut malheureusement acheter des matières premières chères. On doit développer des aliments performants, mais le moins coûteux possible. Aujourd’hui, on doit trouver des matières premières qui remplacent celles qui sont rares, et donc très chères. Le second enjeu c’est de réduire leur utilisation pour diminuer le prix de l’aliment. Le marché mondial influence aussi nos coûts, les céréales, le soja, les farines de poisson sont soumises au « weather market ». On va donc chercher des coproduits de produits de la mer et toutes sources végétales adaptées et digestibles pour la Stylirostris afin d’éviter de dépendre uniquement de la pêche destinée à la farine, ou encore des aléas climatiques. En tout état de cause, nourrir une crevette avec un poisson, ce n’est pas logique, c’est presque du cannibalisme et irresponsable.
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Et justement pour contrer ces difficultés, quelles sont vos leviers d’innovation ?
Récemment, on a beaucoup travaillé sur la granulométrie des granulés. Certains éleveurs sont prêts à utiliser des tailles différentes selon l’âge de la crevette : petit granulé pour « petite bouche », puis on augmente la taille au fur et à mesure de la croissance de l’animal ! On a été les premiers à proposer cela l’an dernier, et on continue cette année. On innove aussi sur la formulation, par exemple en incorporant des matières naturelles qui aident à la digestion, inhibent les mycotoxines susceptibles de freiner la croissance ou qui renforcent la santé de l’animal. Chaque année, nous comparons notre aliment à celui de l’année précédente et à ce qui existe sur le marché, pour évaluer et améliorer notre formulation.
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Si on prend un peu de hauteur, comment vois-tu l’avenir de la filière crevetticole en Nouvelle-Calédonie ?
Je suis plutôt optimiste. La filière souffre de faibles productions depuis plusieurs années, alors que la demande est là. J’ai connu l’époque où la SOPAC traitait 2 500 tonnes de crevettes. Aujourd’hui, on est à 1 300 tonnes. Cela veut bien dire quelque chose. Les difficultés ne viennent pas uniquement de l’aliment, loin de là. S’il y a deux fois moins de crevettes, c’est notamment à cause des maladies qui concentrent les périodes d’ensemencement, du manque de post-larves et de surfaces d’élevage correctement ensemencées. C’est ce qui a handicapé la SOPAC ces derniers temps. Les prix se sont effondrés quand de nombreux pays d’Asie et d’Amérique latine se sont mis à produire massivement de la crevette. La nouvelle direction de la SOPAC a développé de nouveaux créneaux commerciaux premium valorisant notre crevette Stylirostris exceptionnelle. Elle a su la faire apprécier et la vendre plus cher que d’autres origines. Aujourd’hui, il en manque.
Il n’y a donc aucune raison qu’on n’y arrive pas. Nous, on fournit des aliments aux aquaculteurs avec des performances en amélioration, et les prix proposés par la SOPAC leur permettent de mieux vivre des élevages. Tout est reparti dans le bon sens. L’aliment, lui, donne des rendements équivalents à ce qu’on voit en Australie ou ailleurs, lorsque toutes les conditions zootechniques sont au rendez-vous sur les fermes. Nous sommes donc au niveau et nous sommes prêts pour accompagner les aquaculteurs. Le marché est difficile, mais il a été dompté par la SOPAC sur certains créneaux qui reconnaissent notre crevette comme exceptionnelle. Le vrai point faible, aujourd’hui, c’est le risque post-larves. De mon avis, il vaut mieux en avoir trop que pas assez, et voir à prendre les meilleures post-larves par sélection. Gageons que cela s’améliore rapidement, car pour nous, la direction est simple : continuer, s’améliorer et progresser.
Nous sommes prêts !
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