Il y a encore vingt ans, voir un bateau voler aurait fait sourire, voire grincer les vieux loups de mer. Un bateau, ça flotte, point. Et pourtant, aujourd’hui, sur toutes les mers du monde, les coques décollent. Les foils, ces ailes inversées fixées sous la ligne de flottaison, ont bouleversé la navigation moderne. Moins de contact avec l’eau, moins de frottement, plus de vitesse ; les bateaux ne glissent plus, ils s’envolent. Du rêve fou de quelques pionniers aux machines futuristes qui règnent sur les océans, les foils ont tracé une nouvelle voie. Mais comment ces “ailes sous-marines” ont-elles fait décoller les marins ? 

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Quand Tabarly rêvait d’ailes

Tout commence par une idée toute simple (ou presque). Et si, comme un avion, un bateau pouvait générer de la portance grâce à une aile ? Sous l’eau, une aile inversée crée une poussée verticale qui soulève la coque. Sur le papier, c’est beau ; dans les faits, c’est une autre histoire. Mais l’idée séduit quelques têtes brûlées. Dans les années 1950, des ingénieurs britanniques et américains bricolent les premiers “hydrofoils” à moteur. Et pour le côté fierté française, c’est le marin français Éric Tabarly, connu pour repousser toutes les limites, qui fait voler son trimaran Paul Ricard en 1979. Mais la technologie est encore branlante, les foils sont lourds, fragiles et instables. Une vague un peu trop hargneuse, et tout s’effondre. Mais le rêve, lui, continue de planer.

Il faudra attendre 1994 pour voir un projet sortir réellement de l’eau, l’Hydroptère, né de la collaboration entre Alain Thébault et la légende Tabarly. Mi-oiseau, mi-poisson, le trimaran franchit la barre des cinquante nœuds, devenant le plus rapide du monde. Mais chaque rêve a ses turbulences… À ces vitesses, le moindre grain devient un mur. L’Hydroptère décolle, plane, s’écrase et casse, mais malgré ses limites, ce projet a ouvert la voie à toute une génération d’ingénieurs et de marins.

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L’aile ou la mer

Septembre 2013, San Francisco, la 34Coupe de l’America voit s’affronter des catamarans AC72, des monstres de 22 mètres qui s’élèvent au-dessus de l’eau et filent à plus de quarante nœuds. C’est un tournant pour cette course, la plus ancienne du monde, qui devient un banc d’essai pour la navigation du futur. Depuis, chaque édition repousse les limites, et en 2021, les AC75 de la Coupe font des pointes à plus de cinquante nœuds. 

Pendant que la Coupe de l’America s’enflamme, une autre révolution s’opère au large. Les trimarans géants Ultim deviennent les Tony Stark des mers. Tout en carbone, bardés de capteurs, ils volent sur des milliers de milles, parfois menés en solitaire. Le Vendée Globe 2020 marque une bascule avec des bateaux à foils qui dominent, même sur des tours du monde en solitaire. Les navigateurs apprennent à “piloter” leur bateau comme on pilote un avion, avec une attention permanente à la stabilité, à la portance et à la casse. Le foil n’est alors plus un gadget de laboratoire, c’est une norme, un standard de performance, de prestige, et de rêve.

De quoi s’envoler au septième ciel avec les trimarans Ultim © Alexis Courcoux

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Voler, c’est pas (que) pour les riches

Aujourd’hui, le foil s’invite aussi sur les planches de kite, de wing, de surf, et même sur des petits dériveurs de plaisance. Le plaisir de “voler sur l’eau” devient un nouveau Graal. On ne cherche plus la vitesse brute, mais la sensation de légèreté, le silence total du vol. Les matériaux composites se démocratisent, les systèmes deviennent modulables, et les écoles de voile intègrent désormais l’apprentissage du foil à leurs programmes. Et si, demain, tout le monde pouvait voler au-dessus de l’eau comme on apprend à faire du vélo ?

Le foil ne se contente plus de faire rêver les sportifs, il pourrait même révolutionner le transport maritime. Des start-up comme Candela ou SeaBubbles développent des ferries électriques à foils capables de transporter des passagers sans sillon ni bruit. Grâce à ce nouveau projet, moins de frottement, moins d’énergie et donc moins d’émissions. Ce qui n’était qu’une lubie d’ingénieur devient alors un outil de transition écologique. 

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L’art de flotter sans toucher l’eau

En un demi-siècle, le foil est passé du rêve à la réalité, du bricolage de génie au joyau d’ingénierie. Tabarly l’a rêvé, Thébault l’a fait voler, les ingénieurs l’ont perfectionné, et les marins d’aujourd’hui le maîtrisent. Mais au fond, ce qui fascine dans ces bateaux volants, ce n’est pas tant la technologie que ce qu’elle symbolise : cette envie, profondément humaine, de repousser la ligne d’horizon. Et dans cette danse entre l’eau et l’air, entre mer et ciel, le foil a inventé une nouvelle manière d’être marin, les pieds dans l’eau, la tête dans les nuages.

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